Illustrations: Silvia Olteanu

Au 15, Rue des Cerisiers habitent trois vieilles dames bizarres. Maman les nomme, élégamment, Les Trois Dames. Papa les surnomme La Tribu, car aucune d’elle ne sort jamais sans les deux autres. Quant à moi, je les appelle Les Vieilles Sorcières et mes parents me grondent à chaque fois que je mentionne leur existence.

Au 15, Rue des Cerisiers se passent des choses étranges et je me suis mise en tête d’éclaircir ce mystère.

Quand j’en ai parlé à maman, elle a vite verrouillé la porte et m’a crié dessus :

– Ne plus jamais penser à ça !

Puis une terrible migraine l’a envoyée au lit jusqu’au soir.

Quand j’en ai parlé à papa, il a froncé les sourcils :

– C’est trop dangereux !

Puis il a disparu dans son atelier jusqu’au soir, afin d’y cacher son inquiétude.

Je ne sais pas pourquoi on appelle notre rue, Rue des Cerisiers, car il n’y a la moindre trace de cerisier par ici… Mais je sais que les voisins peuvent facilement voir tout ce qui se passe dans notre jardin. Et nous aussi, on sait tout ce qui bouge dans les leurs. Comme dans une grande famille, quoi !

Les trois vieilles dames ont camouflé leur jardin derrière une haie épineuse comme pour nous dire „pas envie de faire partie de votre famille des voisins curieux”. Du coup, on ne voit rien de leur vie sauf la voiture – une ancienne Ford bleue, toujours garée au bord de la rue.

Puisque mes parents étaient trop occupés (voire effrayés par l’inconnu), j’ai décidé d’agir toute seule et je me suis mise à faire le guet. Vous savez, la fenêtre de ma chambre donne sur la rue principale.

C’est assez difficile de faire le guet, jour et nuit, mais ça vaut la peine. Et voilà pourquoi :

À 5h30 du matin les trois vieilles dames sortent de leur jardin. Une à une. La première a un chapeau noir à voilette mauve. La deuxième a une canne noire à poignée blanche. La troisième a beaucoup de kilos, ça veut dire qu’elle est bien grosse. Elles se dirigent vers la voiture et leurs rôles semblent être bien établis :

Le-chapeau-noir-à-voilette-mauve ouvre le cortège. Maigre, elle marche à toute allure et regarde vigilante autour, avant d’ouvrir les portières de la voiture.

La-canne-noire-à-poignée-blanche avance lentement, en boitant. Elle fouille du bout de son bâton les herbes poussées au bord de la rue, en réveillant les grenouilles endormies.

Beaucoup-trop-de-kilos a l’air de grignoter quelque chose et son visage est rouge comme une écrevisse.

Les deux premières dames entassent la troisième sur les places arrière de la voiture, puis s’écroulent fatiguées sur les sièges devant. Une fois installées, le moteur de la voiture grince, crache de la fumée et, finalement, démarre avec un bruit épouvantable. Ensuite le silence s’installe.

À 7h17 pile (car je suis munie d’une montre, bien évidemment), les parents m’appellent :

– À table !

Comme je ne peux pas abandonner mon poste d’observation, ils m’apportent le petit-déjeuner dans la chambre :

– Rien à faire avec cette têtue…

Je mange à côté de la fenêtre, tout en regardant l’agitation matinale : tout le monde se dépêche, les enfants crient… tout un pataquès ! Puis le silence s’installe.

À 9h23 les voisines reviennent. Le Ford bleue crisse et s’arrête au 15, Rue des Cerisiers. Deux vieilles descendent de la voiture, extraient la troisième des sièges arrière et ouvrent ensuite le coffre. Elles en sortent un grand sac qu’elles ont du mal à trainer. Ce sac a l’air terriblement lourd ! Une fois rentrées dans leur jardin, je ne peux plus rien voir. Du coup j’abandonne mon poste d’observation pour m’occuper un peu de ma vie. Surtout que papa m’avait averti :

– Si tu ne cesses pas de jouer à l’espion, on ne partira plus demain à la mer !

Plus rien ne se passe jusque tard, dans la soirée. Et rien ne se serait encore passé si je n’avais pas entendu le miaulement… un miaulement étrange, sur plusieurs voix, qui commença à 23h13 pile.

Je déborde de curiosité et décide d’élucider l’énigme sur-le-champ. Je sors de la maison et j’escalade courageusement la haie des voisines. Je m’emmêlé dans les petites branches épineuses, je trébuche, mais j’y arrive. Me voilà – bras et jambes écorchés – près de l’entrée des vieilles.

La porte est ouverte, comme une invitation pour les curieux :

– Entre !

À l’intérieur, une foule de chats maigres danse autour d’un sac plein à craquer. Ce sac ressemble terriblement au sac déchargé le matin de la Ford bleue ! Grimpées sur une table, trois chattes – une au chapeau à voilette mauve, une à la canne à poignée blanche et une troisième terriblement grosse – miaulent dans un rythme fou. Plus elles accélèrent le miaulement, plus les maigrichons accélèrent la dance autour du sac.

Je décide avoir assez vu et je tente de me retirer discrètement. Mais un chien habillé en valet surgit à côté de moi et me fait signe :

– Suivez-moi, chère exploratrice !

– Non, merci ! je bredouille.

À l’instant même, une pendule sonne : c’est minuit. Le miaulement s’arrête et la chatte à la canne descend de la table, ouvre le sac et le renverse. Des croquettes s’éparpillent par terre et les maigrichons se jettent dessus affamés.

– Bon appétit, chers prisonniers ! ricane le chien.

Je m’apprête à courir, mais c’est trop tard. Le chien m’attrape par la nuque et me dépose devant les chanteurs bizarres. J’aperçois mon image dans un miroir accroché au mur : je ne vois qu’un chat effrayé qui s’est mis le nez dans les affaires des autres.

– Aaa… finalement ! Cela fait un bon moment qu’on t’attend !

Les maigrichons me regardent avec pitié. Le-chapeau-noir-à-voilette-mauve rit méchamment en me regardant, Beaucoup-trop-de-kilos frappe joyeusement des mains et La-canne-noire-à-poignée-blanche ferme la porte derrière moi. Clanc !

Je pense à l’instant que mon papa avait raison et j’ai envie de pleurer. Je n’irai certainement pas à la mer, car je suis un chat et les chats n’aiment pas l’eau.

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