– Bonjour, Monsieur le Professeur !
– Bonjour, Florent !
– Bonjour, Monsieur !
– Bonjour, Anna !
Le professeur Lucien avançait vers l’école la tête ailleurs. Il ne pensait pas au cours de géographie du CM2, ni au cours de grammaire (que tous les enfants détestaient). Quant au cours de musique, il avait complètement oublié celui-là. Car, tout en marchant vers l’école, Lucien pensait uniquement à la balançoire.
A son arrivée au village, elle était déjà là, dans le jardin, bien accrochée au saule pleureur. Il n’y avait pas prêté trop d’attention.
– Les enfants de mon prédécesseur, probablement…
Quand – au milieu de la nuit – le professeur avait entendu le grincement pour la première fois, il avait blâmé le vent.
– C’est le vent, probablement…
Mais il n’y avait la moindre brise dehors.
Quand – le matin – le professeur avait trouvé des traces de pas tout autour du saule, il avait blâmé les animaux.
– Les vaches, les jolies petites vaches ont cherché l’ombre, probablement…
Mais, dès le mois de mai, les vaches du village avaient été emmenées à la bergerie. Toutes.
Finalement, quand le professeur avait entendu la chanson (vers trois heures du matin), il s’était gratté la tête et n’avait plus trouvé d’explication pour les bizarreries qui se déroulaient sous son nez.
Puisqu’il voulait comprendre, à partir de cette nuit-là, Lucien avait tout essayé. Ainsi, il avait emmené une enquête auprès des villageois afin d’apprendre si des incidents suspectes étaient survenus dans leur coin (il avait employé le terme „suspectes”, comme un vrai détective). Puis, il s’était mis à faire le guet pendant des nuits entières, en espérant voir quelque chose. Mais, malheureusement, il s’était endormi à chaque fois.
– On dirait le roi et le pommier aux pommes d’or… maudites pommes, maudit arbre ! s’était-il lamenté.
Puis, exaspéré, le professeur Lucien avait laissé tomber l’affaire, en espérant que les choses allaient se régler de soi, qu’elles allaient disparaitre – et balançoire, et grincement, et chanson. Cela ne voulait pas dire qu’il ne sursautait plus au moindre bruit survenu dans la nuit… du coup, il était tellement fatigué, tellement maigre, qu’on aurait dit un squelette ambulant.
***
Le cours de géographie se déroula sans incidents ce jour-là. Lucien parla volcans et éruptions, plaques tectoniques et séismes. Après la recréation (durant laquelle il s’était endormi la tête sur le bureau) Lucien se lança dans la grammaire. Assis au premier rang, Florent n’arrêtait pas de bailler pendant que, derrière la salle de classe, les filles bavardaient et bougeaient dans tous les sens. Sourd aux protestations des enfants, Lucien attaqua le sujet des synonymes.
– Recréation – pause, lit Florent (à contrecœur) dans son cahier.
– Peur – crainte, continua Anna.
Au même instant, la porte s’ouvra bruyamment.
– Saule – arbre ! resonna dans toute la classe une voix forte.
Une hache dans la main et un tas de cordes enroulées sur l’épaule, l’homme s’était arrêté au seuil de la porte. Il était haut et avait une moustache grisonnante.
– Pardon ?
Lucien ne l’avait jamais vu de sa vie.
– Je suis venu couper le saule pleureur, expliqua l’homme en s’asseyant près de Florent.
Puis, brusquement, il posa la hache sur le pupitre plein de gribouillages, ce qui fit le garçon sursauter.
– Comment ?
– … sinon, vous allez rester à jamais l’esclave de ces diablesses et de leur ensorcèlement.
– Mais de quoi me parlez-vous, Monsieur ?
Lucien avait complétement oublié et sa classe, et son cours de grammaire ; il regardait, comme hypnotisé, la moustache grisonnante qui bougeait dans le rythme des paroles de l’étranger. Il aurait aimé entendre la plus fantastique des histoires, du genre:
« …autrefois, trois belles sœurs se sont enfouies de leur maison et se sont cachées dans le creux du saule pleureur. Enragée, leur belle-mère – méchante sorcière – les avait maudites de ne pas pouvoir sortir de leur cachette que pendant la nuit et seulement sous forme de bruit, de brise ou de chanson. Tout cela jusqu’au jour où… »
– Alors, vous en dites quoi, Monsieur le Professeur? interrompit le moustachu sa rêverie. Je me mets au travail ou on finit, d’abord, avec les synonymes ?
Lucien cligna des yeux. L’étranger le regardait avec patience, en attendant la réponse. Les enfants le regardaient avec impatience en attendant la réponse. Ils sentaient que leur calvaire grammatical approchait la fin.
– Diablesses… mais, quelles diablesses ? soupira Lucien, conscient du fait que son histoire fantastique de filles et de sorcière ne tenait pas debout.
– Comment ça, « quelles diablesses » ? Les fantômes de votre tête, Professeur, les créations de votre propre imagination… Vous savez, ce sont les villageois qui m’ont appelé, inquiets par votre comportement nocturne qui effraye les enfants et les vieux.
***
Au même soir, assis sur le porche de la maison, Monsieur Lucien regardait avec tristesse le tronc du saule pleureur ; enfin, ce qu’il en restait. Les enfants et les voisins étaient partis une fois l’arbre abattu. Le moustachu s’en était allé, lui aussi, en sifflant.
Un gros chat rôdait autour de la bûche tout en miaulant. Lucien vit Florent, son élève de CM2, s’approcher. Le garçon marchait lentement, en faisant attention à ne pas s’emmêler les pieds dans les branches et les feuilles tombées par terre. Une fois arrivé près du tronc de l’arbre, Florent pensa prendre le chat dans ses bras :
– Viens, petit chat, viens chez moi !…
Le chat le regarda avec mepris ce qui voulait dire qu’il n’avait aucune envie d’être caressé et qu’il allait se sauver. Florent se jeta vers lui afin de l’attraper, mais trébucha sur une branche et tomba.
– Aie !…
Le cœur serré, Lucien sauta de sa place. Il approcha des débris du saule : aucune trace de Florent, aucune trace de chat, non plus ! Au milieu de la bûche, juste un trou noir, véritable entrée dans un monde souterrain.
– Je le savais, murmura Lucien émerveillé, je le savais…